jeudi 10 juin 2010

Chartier


Episode 1

Elle n’a pas eu la réaction prévue par le manuel. Alors que le Bouillon Chartier était bondé d’un brouhaha habituel et rassurant, elle a murmuré cette chose et a sangloté en silence. Elle a murmuré pendant que je n’y étais pas. L’ambiance sonore m’avait envolé loin de nous, de là. Ailleurs. A mon retour en face, elle tentait de disperser les larmes autour de ses tâches de rousseurs, l’air de rien, mais les yeux dans le gobelet. J’avais choisi un vin léger cette fois.

J’ai eu l’idée de tenter un « pourquoi tu pleures ? » mais je me suis méfié de la suite. Pas envie d’avouer le black-out. Pas envie d’essuyer les salves de la critique qui, forcément, se seraient enchaînées les unes aux autres, sans que je puisse en placer une. Oh ! Pas que je manque d’arguments sur quelque sujet qui ait valu ces larmes et dont je devine à peu près la teneur, mais le vin était bon et j’avais plutôt décidé de profiter du lieu et du moment. A n’en pas douter, ces coulures cesseraient et nous continuerions de déjeuner paisiblement, les yeux dans les yeux et le sourire aux lèvres. Un à peu près m’aurait même convenu.

Cela a pris un peu plus de temps que je ne le souhaitais, mais alors que nous terminions le sucré, elle s’est remise à parler. A flux normal. J’ai vérifié : plus d’eau sur les joues. Je m’en suis bien sorti. Nul besoin de raconter mon errance et, surtout, d’aborder le sujet qui a valu ces gouttes dans ses yeux. L’idée tournait vraisemblablement autour de cette impression qu’elle a et qu’elle appelle amour. Je n’ai jamais rien à déclarer à propos de l’amour. Je n’en pense rien. Je n’y comprends rien. Ou plutôt, je n’y entends rien dès qu’une femme s’en mêle. J’ai bien un avis, mais en rien semblable à celui de cette fille. Que j’aime. Je crois. Je m’en fiche.

Elle, je l’aime bien. C’est une jolie personne, je trouve. Bien faite, un charmant visage, plutôt intelligente. C’est du moins ce que je crois. Elle lit sans arrêt. Je tiens ce fait pour une preuve d’érudition. J’aime assez quand on passe rapidement à autre chose, côté réflexion. Elle lit, elle est savante. Quoi d’autre ensuite ? Elle est mince, elle est jolie. Und so weiter. Tout cela pour dire que j’ai tout un tas de raisons de la fréquenter à la ville comme à la bible. Et je décrète qu’après six années de cela, je l’aime. Pourquoi décrire et ressasser ? A quoi bon discourir lorsqu’agir se déroule entre nos mains, nos bouches, nos peaux ? Si je rassemble les idées, j’aime cette fille. Je reconnais la minceur du cahier des charges. Jusque là, je croyais cela être un tant mieux. Pas de questions. Des dîners, du sensuel et youpi.

Je ne sais plus avec précision le moment où l’intellectuelle a pris le pas sur la belle. Tout roulait super. Nous dînions, nous causions de ce que nous avions fait l’un et l’autre entre-temps, nous rentrions and so on. Puis un jour elle a dit « je suis amoureuse de toi ». J’ai bien aimé. N’ai rien dit. Ai souri. L’ai serrée. Même scénario à plusieurs reprises. Je n’étais pas tellement étonné par son amour. J’avais récolté des indices. Seulement, je ne m’attendais pas à ce qu’elle exige des mots de moi. Les mêmes.

Je suis de ceux que l’on appelle verbalement-sous-doués. Il ne s’agit en aucun cas de lacune cognitive, mais de passage sous silence systématique d’un point comme épineux. Je suis un petit diseux. Pas au sens jeu, mais au sens vie. J’accepte de parler longtemps et beaucoup d’un spectacle que j’ai aimé. Mais d’une femme… Cela me met mal à l’aise. J’ai dans l’idée que dire son amour pourrait y nuire. J’ai aussi le sentiment que c’est comme promettre à tout jamais et pour de vrai. Une influence sur la suite de la vie. Un clap comme arrêt sur image. Plus rien ne va ! Je ne souhaite pas moi-même inspirer mon histoire.

Après déjeuner, nous marchions le long du boulevard et j’appréciais le soleil d’après la pluie quand elle a fermé son regard vers moi. Je connais par cœur ce signal. Il marque le coup d’envoi de tout un tas de phrases qui vont m’encombrer.

A suivre...

4 commentaires:

  1. L'interprète des verbalement sous-doué... belle vocation, belle trouvaille.
    Merci pour eux, pour les autres aussi. Car ce club comporte de nombreux membres qui font souffrir les accros des mots partagés sur les émotions. C'était insoluble avant l'interprétariat!

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  2. Chère Jeniska,

    Je ne suis pas aussi sûre que cet inteprétariat résoudra la brèche mais il nous aidera à mettre les mots qui font défaut.

    Bien à toi/vous tous !

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  3. " J’ai dans l’idée que dire son amour pourrait y nuire. J’ai aussi le sentiment que c’est comme promettre à tout jamais et pour de vrai. Une influence sur la suite de la vie"

    On va dire que tu connais un peu les hommes ^_^

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